Monsieur le Professeur André Syrota, Président-directeur général de l’Inserm ; Monsieur le Professeur Jacques Bittoun, Président de l’université de Paris-Sud Vincennes, le 13 janvier 2014
Vincennes, le 13 janvier 2014
Objet : Affaire Boffetta
Messieurs les Présidents,
Nous avons appris par un article du journal le Monde (supplément Médecine du 18 décembre dernier), que l’épidémiologiste italien Paolo Boffetta candidatait pour prendre la Direction du Centre d’épidémiologie et de Santé publique, le CESP, dépendant de vos deux organismes respectifs, l’Inserm et l’université Paris-Sud.
Nous nous adressons directement à vous afin de vous demander de refuser fermement cette candidature.
En effet, nous considérons, au vu des informations diffusées par le quotidien et, surtout, des informations dont nous disposons nous-mêmes – via notamment nos propres réseaux de victimes italiennes de l’amiante et de scientifiques compétents dans les domaines de l’épidémiologie et de la santé publique – que la candidature de Monsieur Boffetta est gravement entachée de conflits d’intérêts majeurs, totalement incompatibles avec l’exercice du poste de direction du plus grand centre d’épidémiologie français.
Parmi les multiples faits sur lesquels est basée cette affirmation, nous ne citerons que deux éléments:
1) Un curieux cabinet de consultants a été créé à côté du CIRC, à Lyon, le «International Prevention Research Institute» (IPRI) qui produit et vend aux industriels des expertises ou articles «scientifiques» sur les questions de santé et risques sanitaires. Bien que Monsieur Boffetta ait déclaré au CESP qu’il n’aurait plus de liens avec ce cabinet, Monsieur Boffetta est en fait un des fondateurs et actionnaires du douteux IPRI et en 2013 était l’un de ses «Vice President Research»1.
2) En 2012, Messieurs Boffetta et La Vecchia ont publié un article dans le «European Journal of Cancer Prevention»2 dont la conclusion principale est «le risque de mésothéliome, pour les travailleurs exposés dans un passé lointain, n’est pas modifié de façon appréciable par les expositions ultérieures et arrêter l’exposition ne modifie pas matériellement le risque ultérieur.».
Cette conclusion est fausse : toute la littérature scientifique concernant les cancérogènes en général et l’amiante en particulier tend à montrer le rôle des expositions cumulées3.
L’article a été soumis le 28 septembre 2012 et accepté le 2 octobre 2012. Il a donc mis trois jours pour être accepté, c’est-à-dire qu’il n’a pas été examiné par des pairs (La Vecchia est un des éditeurs de la revue). Pourquoi si vite? En fait Paolo Boffetta est employé comme
consultant expert par Montefibre, dans des procès entamés par des victimes de mésothéliome contre leur employeur, et un des arguments que la défense utilise est que, parmi les personnes exposées longtemps à l’amiante, seules comptent les expositions les plus anciennes. Très obligeamment, l’article – par ailleurs médiocre – conclut dans ce sens, pourtant éminemment discutable.
Le cabinet d’avocats indiquant le 16 juin 2011, Monsieur Boffetta comme expert présenté par la défense devant la Cour d’Appel de Turin, le présente comme Professeur à «Mount Sinai School of Medecine» avec affiliation secondaire à «Harvard School of Public Health» etc. etc… Vice Président Recherche de l’IPRI.
Dans l’article cité du European Journal of Cancer Prevention, Monsieur Boffetta indique comme affiliation:
– Département d’épidémiologie de l’Université de Milan;
– International Prevention Research Institute, Lyon;
– Cancer Institute, Mount Sinai School of Medecine.
De plus, à la fin du même article, Messieurs Boffetta et La Vecchia indiquent «Conflict of interest. There are no conflicts of interest». «Aucun conflit d’intérêt» (souligné par nous).
De telles activités non scientifiques sont à l’évidence incompatibles avec la possible nomination du Dr. Boffetta à la tête du plus important centre d’épidémiologie de France!
Dans ces conditions, vous comprendrez que cette nomination entraînerait de fait une suspicion sur l’ensemble des productions scientifiques du CESP et nuirait considérablement à l’image de cet organisme et, par ricochet, à l’image de ses tutelles.
Elle constituerait également un mauvais signal d’encouragement des pratiques de lobbying et de corruption des industriels envers les autorités scientifiques et les pouvoirs publics, ce qui aurait un effet désastreux pour la santé publique alors que se multiplient aujourd’hui les procédures judiciaires visant à condamner de telles pratiques.
Notre association représente les dizaines de milliers de victimes de la plus grande catastrophe sanitaire que la France ait connue, précisément à cause de ce type de pratiques que les pouvoirs publics et les autorités de veille sanitaire n’ont pas été en mesure d’empêcher, malgré les connaissances scientifiques évidentes et disponibles.
Si l’un des scientifiques qui, en Italie, a publié des articles pseudo scientifiques, établissant des conclusions controversées sur les pathologies dues à une exposition à l’amiante, dans le seul but de dédouaner les industriels avec qui il était en relations d’affaires de leurs responsabilités judiciaires, parvenait à diriger le CESP, ce serait le scandale de plus dans une catastrophe qui en compte déjà beaucoup.
Mais ce serait aussi le scandale de trop que nous acharnerions à combattre sans relâche.
Nous nous tenons bien évidemment à votre disposition pour toutes précisions complémentaires que vous jugeriez utile de nous demander.
Compte tenu de la gravité et des enjeux de cette affaire, vous comprendrez que nous adressons également ce courrier à Mesdames les ministres de la Santé et de la Recherche et que nous le rendrons public prochainement.
Pierre Pluta
Président, ANDEVA (Association Nationale de Défence des Victimes de l’Amiante)
1 Sur le site web du IPRI, http://www.i-pri.org/ Monsieur Paolo Boffetta était jusqu’à quelques jours indiqué comme «vice president Research», tout comme son proche collaborateur Monsieur La Vecchia. Cette mention a été retirée, même si les publications de Paolo Boffetta continuent à être référencées comme des publications de l’IPRI. Cependant la mention «Paolo Boffetta vice president Research of IPRI» figure encore sur le site du groupe «oncotrack» :http://www.oncotrack.eu/the-group/consortium/international-prevention-researchinstitute/
2 L’article en question, référencé sur le site de l’IPRI comme publication de l’IPRI, s’intitule: La Vecchia C, Boffetta P. Role of stopping exposure and recent exposure to asbestos in the risk of mesothelioma. Eur J Cancer Prev. 2012 May;21(3):227-30. Review. [PMID:22314851]
3 Le cas du tabac est probablement le plus connu : le bénéfice pour un fumeur, en termes de risques, d’arrêter de fumer, est bien sûr solidement établi.
Thu, Jan 16, 2014
Asbestos